Quand je donne du temps, de l’argent, quand j’aide bénévolement, quand j’aime mes proches, mon prochain, est-ce gratuit ? Dans un monde régi par les échanges économiques et la loi du marché, la notion de gratuité est un luxe. La gratuité est toujours un peu suspecte. Qu’est ce qui est gratuit dans notre monde ? Le don ? L’amour ? Le don d’amour ?
Il y a toujours une contrepartie
Quand j’agis bénévolement, j’agis selon mon bon vouloir. A priori, je suis donc libre de mes actes. Mais c’est sans compter les motifs inconscients qui m’animent. Pour les êtres rationnels que nous sommes, quel intérêt y a-t-il à donner ? On n’échappe pas comme ça à la logique du profit... Nous sommes des êtres de relation, et le don est une forme particulière de l’échange. Quand je donne c’est que j’y trouve une contrepartie, souvent inconsciente. Donner peut me permettre de me restaurer personnellement, voire égoïstement. Par exemple, quand j’aide une personne malade, pauvre ou marginale, je peux être très ému par sa condition et avoir envie de lui venir en aide. Ce n’est pas pure générosité mais parce que sa condition résonne avec quelque chose en moi de souffrant et que j’ignore.
Une manière de se soigner ?
S’occuper de l’autre vulnérable permet souvent d’éviter de se confronter à sa propre blessure, à sa propre vulnérabilité. Une manière comme une autre de se donner bonne conscience et aussi de se sentir plus fort. Une manière aussi de faire de l’autre notre débiteur, à notre insu. Pas de gratuité là, mais de bons sentiments, comme un pansement bien propre sur une plaie mal soignée. Avec l’espoir plus ou moins enfoui d’être payé en retour de gratitude et d’amour. En effet, nos plaies cachées d’hommes et de femmes qui se voudraient généreux et bons sont des manques d’amour et de reconnaissance, des déchirures dans cette « estime de soi » très au goût du jour.
Et pourtant…
Le don c’est ce qui parle de notre humanité. Et même s’il s’inscrit nécessairement dans la relation entre deux parties et procède donc d’une logique d’échange, il est aussi l’expression de quelque chose de plus que l’aide matérielle ou morale que l’on apporte. Le don c’est également le signe, le symbole d’un acte qui est sa propre fin. C’est-à-dire que donner ce peut aussi être une manière d’aller contre l’idée que nous ne serions que des êtres rationnels. Une manière d’aller au-delà de la logique de l’échange et du profit comme but en soi. Montrer qu’on peut donner non pas pour avoir ou par devoir. C’est l’amour oblatif* qui permet cela. Un amour désintéressé qui procède d’un mouvement de création et de joie qui efface l’idée même du don. En disant cela me vient l’image de la retransmission d’un magnifique concert à la télévision : le zoom sur les musiciens, le chef d’orchestre. La joie, presque la béatitude sur leurs visages, à donner le meilleur de soi-même et à créer ensemble du beau.
Alors, oui ou non ?
Serait-elle là la possible gratuité ? Dans ce qui dépasse nos logiques d’humains appartenant à des groupes sociaux, ou d’individus agissant selon une économie intérieure largement inconsciente ? Mais ce don joyeux ne peut jaillir que de la reconnaissance de nos manques, de la conscience de la blessure, qui me projette vers l’autre en qui je me reconnais. L’amour oblatif, désintéressé serait cette chose fugace, gracieuse et fulgurante, qui est de même nature que la création, et qui peut ré-enchanter le monde.